Comment la perte de vautours peut-elle mener au décès de plus de 500 000 personnes?
En Inde, l’empoisonnement accidentel de vautours entraîne la mort de plus de 100 000 personnes par année.
Par Warren Cornwall (Si apre in una nuova finestra)
Les vautours sont souvent considérés comme des présages de mort, leurs silhouettes tournoyant dans le ciel indiquant qu’une carcasse fraîche est à proximité.
Mais il s’avère que ces charognards jouent un rôle salvateur en protégeant des millions de personnes d’un décès prématuré. La disparition récente de ces oiseaux en Inde en raison de leur empoisonnement accidentel a révélé leur fonction essentielle dans le contrôle des maladies et le prix que l’humanité peut payer lorsqu’une espèce est menacée d’extinction.
« Le déclin du nombre de vautours en Inde est un exemple particulièrement frappant des coûts imprévisibles et presque irréversibles que la disparition d’une espèce peut entraîner pour les êtres humains », a indiqué Anant Sudarshan (Si apre in una nuova finestra), économiste environnemental, de l’Université de Warwick, au Royaume-Uni.
Si le nombre croissant d’espèces menacées d’extinction suscite une inquiétude générale, il est souvent difficile de calculer ces pertes en termes de vies humaines ou de dollars, unités de mesure qui peuvent être plus convaincantes pour les responsables des politiques. Mais quantifier les coûts est la spécialité d’économistes comme Anant Sudarshan et collaborateur de l’Université de Chicago Eyal Frank (Si apre in una nuova finestra).
Le sort des vautours en Inde a fait office d’expérience naturelle macabre sur la manière dont la disparition d’une espèce peut se répercuter sur une société entière. Autrefois si nombreux que les biologistes ne se donnaient pas la peine de les dénombrer avec précision, les vautours d’Asie du Sud ont cependant commencé à mourir lors d’une mystérieuse épidémie au milieu des années 1990. En quelques années, des espèces qui comptaient des millions d’individus ont été réduites à quelques milliers de têtes.
Ce n’est qu’en 2004 que les scientifiques ont trouvé le coupable. Le diclofénac, un analgésique, a commencé à être largement utilisé pour traiter le bétail à partir du milieu des années 1990, lorsque l’expiration d’un brevet a entraîné l’inondation du marché par des médicaments génériques meilleur marché. Or, de nombreuses espèces de vautours asiatiques ne peuvent pas métaboliser le médicament. Ainsi, lorsque les charognards se nourrissaient des restes de vaches contaminées, il détruisait leurs reins. Le temps que le phénomène soit compris, les populations de vautours de l’Asie du Sud ont été décimées.
Cette perte a mis en lumière le rôle essentiel de ces oiseaux dans l’élimination des animaux morts dans un pays qui regorge de bétail. En effet, l’Inde compte plus de bétail que tout autre pays, soit plus d’un demi-milliard de bêtes, dont 300 millions de vaches. Les carcasses d’animaux sont donc nombreuses, en particulier dans un pays où l’hindouisme interdit la consommation de bœuf, où les agriculteurs et agricultrices sont pauvres et où les infrastructures servant à gérer les cadavres d’animaux sont limitées. Les vaches qui arrêtent de produire du lait sont souvent libérées et laissées à leurs propres moyens. Anant Sudarshan et Eyal Frank estiment qu’en Inde, environ 30 millions d’animaux meurent chaque année.
Par le passé, les vautours étaient la clé de la gestion de cette montagne de carcasses. Que signifie la disparition soudaine des vautours pour la santé publique?
Pour étudier les effets potentiels, les économistes ont comparé les statistiques de décès humains dans les régions de l’Inde qui servaient d’habitat aux vautours aux statistiques de décès des régions qui ne comptaient pas de vautours. Les résultats sont frappants. Dès le milieu des années 1990, alors que l’utilisation du diclofénac commençait à se répandre, les taux de mortalité ont augmenté dans les régions où vivaient des vautours, mais pas dans les régions qui n’en ont jamais eu. Ces taux plus élevés ont atteint un plateau au début des années 2000, à peu près au moment où les populations de vautours ont atteint leur niveau le plus bas.
De façon générale, la disparition de ces oiseaux a coïncidé avec une augmentation de 48 décès par tranche de 100 000 personnes dans les endroits qui abritaient autrefois des vautours, ont indiqué les économistes dans une ébauche d’article (Si apre in una nuova finestra) à paraître dans l’American Economic Review. Bien que ce chiffre puisse sembler relativement peu élevé, il se traduit par plus de 104 000 morts additionnelles par année entre 2000 et 2005, compte tenu de la population importante de l’Inde, selon les économistes. Dans le pur esprit de leur science, les économistes ont également calculé que ce chiffre représente une perte de près de 70 milliards de dollars par année, d’après les estimations de la valeur financière d’une vie humaine en Inde.
« Nous avons tous deux été surpris par l’ampleur du phénomène, écrit Eyal Frank dans un courriel, mais après avoir examiné d’autres études qui ont révélé des chiffres semblables à la suite d’amélioration des conditions sanitaires, nous croyons que l’ampleur de l’effet est tout à fait raisonnable. »
Les économistes évoquent plusieurs facteurs qui pourraient expliquer pourquoi la disparition des vautours se traduit par la mort de plus de personnes. Le surplus de carcasses d’animaux aurait engendré une augmentation du nombre de chiens errants, qui se nourrissent des cadavres. Le risque de contracter la rage en raison d’une morsure de chien s’en trouverait accru. L’équipe de recherche a en effet observé une forte hausse des ventes de vaccins contre la rage en Inde dès 1996 – lorsque l’utilisation du diclofénac commençait à se généraliser.
Les données relatives à la qualité de l’eau ont aussi montré un accroissement de la pollution de l’eau dans les zones urbaines où on trouvait auparavant des vautours, ce qui pourrait indiquer une contamination provenant des carcasses en décomposition.
Les scientifiques estiment que le nombre de décès entre 2000 et 2005 pourrait cependant dépasser le chiffre de 500 000. Et il y a peu de raisons de penser que les choses se sont améliorées depuis. Les populations de vautours ne se sont pas rétablies, en partie parce que les analgésiques toxiques sont toujours utilisés, malgré une interdiction gouvernementale, notent les économistes. Peu de choses ont été faites pour améliorer la gestion des nombreuses carcasses, comme la construction d’incinérateurs. Si rien n’a vraiment changé, près de 2,5 millions d’Indiennes et d’Indiens ont connu une mort prématurée depuis 2000 en raison de la disparition des vautours.
Il ne sera pas chose aisée de s’attaquer au problème des cadavres d’animaux. Anant Sudarshan et Eyal Frank évaluent que le fonctionnement d’un nombre suffisant d’incinérateurs coûterait près de 800 millions de dollars par année, sans compter la pollution de l’air générée par tous ces incinérateurs.
Mais compte tenu du coût humain et financier de l’inaction, même une solution aussi dispendieuse semble être une bonne affaire.
« Nous pensons qu’il serait judicieux de changer la façon dont les carcasses sont traitées (par l’enfouissement ou l’incinération), à la lumière des répercussions importantes sur la santé que nous avons relevées », écrit Eyal Frank.
Il y a toutefois quelques petites lueurs d’espoir pour les vautours d’Asie du Sud. Le gouvernement indien a ajouté plusieurs autres analgésiques dont la toxicité pour les vautours a été prouvée à sa liste d’interdictions. Mais des contrôles furtifs dans des pharmacies du pays montrent que les médicaments interdits sont largement disponibles, selon Saving Asia’s Vultures from Extinction (Si apre in una nuova finestra) (SAVE), une coalition d’associations de protection de la nature. Le groupe constate un certain succès dans les efforts visant à créer des zones « sécuritaires pour les vautours » grâce à une combinaison d’application de la loi et de sensibilisation du public, particulièrement dans le Népal voisin (Si apre in una nuova finestra).
Mais le nombre de vautours en Inde reste lamentablement bas. Pour l’instant, des gens continueront probablement de mourir en raison de la pénurie de cet oiseau autrefois méprisé.
Source : Frank et coll. The Social Costs of Keystone Species Collapse: Evidence From The Decline of Vultures in India. American Economic Review.23 juillet 2024.
Article original en anglais : https://www.anthropocenemagazine.org/2024/08/how-does-the-loss-of-vultures-lead-to-500000-people-dying/ (Si apre in una nuova finestra)
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Anthropocène est la version française d’Anthropocene Magazine (Si apre in una nuova finestra). La traduction française des articles est réalisée par le Service de traduction de l’Université Concordia (Si apre in una nuova finestra), la Durabilité à l’Ère Numérique (Si apre in una nuova finestra) et le pôle canadien de Future Earth (Si apre in una nuova finestra).