Les cachalots parlent bien plus que nous ne le pensions. Mais que disent-ils au juste?
Comme des musiciens chevronnés, ce mammifère marin semble transformer 21 phrases de base en des centaines de variations différentes; c’est du moins ce qu’a trouvé une nouvelle étude, qui s’inscrit dans une initiative visant à communiquer avec d’autres espèces.
Par Warren Cornwall (Si apre in una nuova finestra)
Lorsque deux cachalots de la même famille se croisent dans la mer des Caraïbes, ils émettent des clics sonores depuis leur tête, un peu comme un code Morse. L’une des séries de clics les plus courantes est une phrase à cinq clics au rythme d’une danse de société : cha… cha… cha-cha-cha.
Un cachalot peut le répéter à l’infini, et vous pouvez l’entendre dans cette piste audio (Si apre in una nuova finestra) : cha… cha… cha-cha-cha, cha… cha… cha-cha-cha, cha… cha… cha-cha-cha.
Vous commencez à cogner des clous? Cette phrase est l’une des 21 séries de clics ou « codas » que les chercheurs ont entendus de la part des cachalots des Caraïbes, un sous-ensemble ou « dialecte » distinct des quelque 150 codas qui ont été entendues dans le monde entier. C’est donc tout ce que les cachalots ont à dire avec leurs énormes cerveaux de 18 livres?
« Nous savons que ces animaux mènent une vie sociale très complexe. Il n’était donc pas logique qu’il y ait un nombre aussi limité de types de coda », explique David Gruber (Si apre in una nuova finestra), un biologiste de l’Université City de New York.
Aujourd’hui, une initiative de recherche fondée par David Gruber a permis de révéler que ces énormes animaux pourraient en avoir beaucoup plus long à dire. Comme des musiciens chevronnés, ce mammifère marin semble transformer 21 phrases en des centaines de variations différentes, en opérant de subtils changements de tempo ou en ajoutant occasionnellement des clics supplémentaires, comme de petits accents.
Les constatations, exposées cette semaine (Si apre in una nuova finestra) dans Nature Communications, donnent à penser que ces quelques codas constituent la base d’un système de communication plus riche et plus sophistiqué que ce que l’on connaissait jusqu’à présent. Pour David Gruber, il s’agit également d’une nouvelle étape dans sa tentative ambitieuse — certains diraient malavisée — d’exploiter les récentes avancées scientifiques pour communiquer directement avec les baleines.
« L’un des risques de ce projet, c’était que la communication des cachalots soit très simpliste, fait remarquer David Gruber. Maintenant, nous commençons à voir qu’il y a des centaines, voire un nombre infini, de possibilités. »
Le projet Ceti (Si apre in una nuova finestra), l’organisation qu’il a mise sur pied, a réuni des biologistes marins, des informaticiens, des linguistes et d’autres spécialistes renommés afin de déterminer si l’intelligence artificielle (Si apre in una nuova finestra), jumelée à de nouveaux outils de surveillance des cétacés, pourrait enfin permettre à l’homme de déchiffrer le code de communication d’une autre espèce à gros cerveau.
Les défenseurs de ce type de communication estiment qu’il pourrait faire progresser les efforts de conservation du milieu marin, à l’instar des enregistrements de chants de baleines à bosse qui, dans les années 1970, ont inspiré le mouvement « Sauvons les baleines ». David Gruber établit des parallèles entre cet effort et ce que les humains pourraient avoir à faire s’ils devaient un jour croiser une espèce intelligente venant d’une autre planète.
Bénéficiant d’une subvention de 33 millions de dollars d’Audacious Project (Si apre in una nuova finestra), une initiative philanthropique, le groupe s’est concentré sur plusieurs clans matrilinéaires de cachalots des Caraïbes, que l’on étudie de près depuis des décennies. Dans cette nouvelle étude, une équipe d’informaticiens de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), a examiné les enregistrements audio de 8 719 codas émises par au moins 60 cachalots du clan 1 des Caraïbes de l’Est, formé de 400 cachalots.
On avait déjà étudié les codas pour ce qui est du tempo (la durée d’une coda) et du rythme (la durée entre les clics). Les chercheurs ont constaté que toutes les codas des Caraïbes se catégorisaient en 5 tempos et en 18 rythmes.
Plus important encore, ils ont découvert des caractéristiques jusqu’ici inconnues en étudiant les enregistrements dans le contexte de codas multiples et d’interactions entre les cétacés, plutôt que de se limiter à une seule coda à la fois. « Ces variations ne deviennent évidentes que dans le contexte plus large du chant », note Pratyusha Sharma (Si apre in una nuova finestra), doctorante en informatique au MIT qui a réalisé une grande partie de l’analyse.
L’un des éléments était un clic supplémentaire qui était parfois ajouté à la fin d’une coda. Les chercheurs ont déterminé que ces codas partageaient un rythme avec les codas environnantes qui ne comportaient pas ce clic, plutôt qu’avec d’autres phrases qui le comptaient généralement. Ce clic supplémentaire, que les scientifiques ont désigné « ornementation », survenait à des moments précis au cours d’une rencontre entre cachalots : lorsqu’un cachalot commençait à cliquer avec un autre qu’il suivait, lorsque le cachalot qui suivait faisait une pause ou devenait silencieux, ainsi qu’au début et à la fin d’une série de chants.
L’analyse a également révélé qu’un cachalot ralentissait ou accélérait subtilement le tempo d’une série de codas, et que son compagnon reprenait ce changement de tempo même s’il utilisait des codas différentes, un peu comme deux musiciens de jazz jouant un duo.
Toutes ces variables font exploser les combinaisons potentielles, qui passent du coup des 21 codas de base à des centaines, ce qui permet de transmettre un plus grand volume d’information. Pensez à la différence entre 21 hiéroglyphes et un alphabet de 26 lettres, les combinaisons possibles sont presque infinies. L’analyse de l’équipe a révélé que les cachalots enregistrés utilisaient environ 300 variations différentes. C’est ce que les chercheurs ont appelé l’« alphabet phonétique du cachalot ».
« Nous ne savons pas de quoi ils parlent, reconnaît Pratyusha Sharma, mais le fait qu’ils disposent de ces bases combinatoires… c’est déjà très intéressant. »
Il reste que le fait de dire que ce que font les cachalots, c’est parler pose problème pour certains, qui craignent que l’emploi des caractéristiques du langage humain ne passe sous silence les particularités de la communication des cétacés.
Luke Rendell (Si apre in una nuova finestra), chercheur sur les mammifères marins à l’Université de St Andrews, en Écosse, a aidé à établir la façon dont les différents groupes de cétacés du monde utilisent différentes séries de codas. Il se demande si un comportement tel que celui de deux cachalots synchronisant leur tempo transmet des bribes discrètes d’information comme c’est le cas dans une conversation entre humains. Il est possible que cette interaction crée plutôt un lien étroit entre les deux mammifères, de la même manière que la musique puisse évoquer une réponse émotionnelle forte et inarticulable. « On ne laisse aucune place à la possibilité d’autres options, comme le fait que cela ressemble davantage à de la musique », fait remarquer David Rendell.
Daniela Rus (Si apre in una nuova finestra), responsable du laboratoire d’informatique et d’intelligence artificielle du MIT et membre du projet CETI, précise que l’équipe ne prétend pas avoir découvert un langage des cétacées qui présente des caractéristiques comparables à celles du langage humain. Mais la terminologie de la linguistique peut aider à décrire ce qu’ont trouvé les scientifiques. Et il faut dire que ce qu’ils ont trouvé est inhabituel. « À notre connaissance, aucune autre étude n’a permis de découvrir la complexité chez d’autres espèces de la même manière que nous l’avons fait avec les codas », avance-t-elle.
La difficulté réside peut-être en partie dans le fait que les humains s’appuient inévitablement sur le langage humain pour décrire ce que fait une autre espèce pour communiquer. Si les cachalots pouvaient caractériser les petits sons grinçants que nous émettons en tant qu’êtres humains, qu’en penseraient-ils? Et y a-t-il moyen d’en créer une coda?
cha… cha… cha-cha-cha, cha… cha… cha-cha-cha (cha)
Sharma et coll. « Contextual and combinatorial structure in sperm whale vocalisations », Nature Communications, le 7 mai 2024.
Article original en anglais : https://www.anthropocenemagazine.org/2024/05/sperm-whales-are-saying-far-more-than-we-thoughtbut-what-exactly-are-they-talking-about/ (Si apre in una nuova finestra)
Suivez-nous sur :
🖤 Twitter (Si apre in una nuova finestra) 💙 LinkedIn (Si apre in una nuova finestra) 💜 Instagram (Si apre in una nuova finestra)
Anthropocène est la version française d’Anthropocene Magazine (Si apre in una nuova finestra). La traduction française des articles est réalisée par le Service de traduction de l’Université Concordia (Si apre in una nuova finestra), la Durabilité à l’Ère Numérique (Si apre in una nuova finestra) et le pôle canadien de Future Earth (Si apre in una nuova finestra).